Les livrels et après

 

Date de publication : 14/05/2010

"Il me dit que son livre s'appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n'ont de commencement ni de fin. (...) Il me demanda de chercher la première page. (…) Je m'efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre (...) Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière."
Jorge Luis Borges, Le livre de sable

 

Le rêve et la technique

Le rêve du livre infini, qui contiendrait en un seul volume l'entièreté de la littérature, n'est assurément pas nouveau, ainsi qu'en témoignent les lignes qui précèdent. Et ce rêve n'est plus vraiment un rêve depuis l'apparition des liseuses, ebooks ou autres livres électroniques dont nous parlerons ici sous l'appellation générique de livrels.

Puisque le rêve n'est pas nouveau, les premières tentatives de mettre au point des machines à lire de la taille d'un livre traditionnel, et embarquant une masse de documents sous forme numérique, ne sont pas nouvelles, et l'on se souvient encore dans les chaumières du Cybook de la société Cytale, lancé en 2001 puis disparu rapidement du fait d'une technologie encore largement imparfaite.

En l'espèce et si les Cassandres prédisaient que l'échec du Cybook tuerait le rêve, l'apparition de la technologie de l'e-ink au début des années 2000 a relancé tous les espoirs, sous les traits du déjà oublié Librié commercialisé par Sony en 2004.

Depuis le Librié, la technologie e-ink, plus que prometteuse et prise très au sérieux par des industriels qui ont les moyens d'imposer des outils (citons simplement Amazon et son Kindle), ne cesse d'évoluer et de se perfectionner (des modèles de livrels en couleur sont déjà sortis des laboratoires) et l'on constate une multiplication des modèles et livrels présents sur le marché mondial.

 

Prêter des lecteurs aux lecteurs ?

Devant l'irruption de ces outils d'un genre nouveau, qui ne pouvait qu'interpeller les bibliothèques, certains établissements ont tenté ou tentent encore des expérimentations de prêt de livrels à leurs usagers, manière pour elles de prendre en main des appareils dont on peut penser, sous leur forme actuelle ou, très certainement, sous une autre, qu'ils deviendront rapidement usuels.

Oeuvrant dans une telle bibliothèque, qui a mis en place un prêt expérimental de livrels depuis septembre 2008, l'on peut déjà explorer quelques-unes des problématiques posées par l'irruption de ces machines en bibliothèques, et tenter d'éclaircir les leçons que l'on peut tirer de cette expérience. En fait, l'ensemble des questions posées par ce type de prêt se structure autour de trois éléments : le contenant (le livrel), le contenu (le texte), et le facteur humain (qui comme on le sait, sonne toujours deux fois).

 

Le livrel

Une fois l'acquisition des livrels effectuée (i.e. une fois dépassée la délicate question du modèle à choisir, ce qui est en soi un premier parcours du combattant, en particulier du fait d'un marché très évolutif dans lequel l'outil révolutionnaire du lundi est dépassé le vendredi), l'on ne manquera pas de s'interroger sur la gestion des flux (prêts-retours) et sur la manière dont ces outils vont être gérés au quotidien. Les choix possibles sont ici multiples, du workflow très complexe lié au coût des machines (intégrant la problématique de l'assurance en cas de perte ou de dégâts matériels) à une gestion beaucoup plus souple et décontractée (un code-barre fait du livrel un document, et voilà...).

Pareillement, le devenir des éco-systèmes physiques gravitant autour du livrel (câbles d'alimentation et de chargement, housses de protection, éventuels modes d'emplois fort heureusement en général inutile à nos usagers étudiants plutôt débrouillards) devra être résolu. Là aussi, on choisira si l'on souhaite s'embarrasser de la gestion de packs fils-mode d'emploi etc. ou si l'on se contentera de ne prêter que le livrel (qui est après tout ce qui intéresse l'usager, ni plus, ni moins).

Voilà – les machines sont prêtes, l'information d'un possible emprunt a été donnée aux lecteurs qui piaffent d'impatience, et l'on s'aperçoit que prêter n'est rien, remplir est tout, et est tout le problème.

 

Le texte

En l'espèce, les écueils sont nombreux. L'offre de fichiers (entendez, de textes) destinés aux livrels n'est pas extraordinairement riche (entendez, n'est pas comparable à l'offre papier). Les plateformes existantes ne sont pas toujours simples et intuitives à utiliser, et l'on est souvent surpris de trouver la version dématérialisée d'un texte vendue à un prix très (trop) proche de son équivalent papier, ce qui ne lasse pas d'étonner le Candide (mais où est donc passée la différence, la part des anges ?)

Ensuite, cette offre est encore souvent verrouillée par les outils techniques mis en place par les éditeurs pour « protéger » les fichiers qu'ils diffusent. Là, la gestion des fichiers (entendez, des textes) s'apparente souvent à, d'abord, une gestion de verrous, de délais et de logique de fermeture, qui fait rapidement passer le bibliothécaire pour un geôlier maître de clefs dont il n'a que faire.

Enfin, reste la question des questions : qui et comment gérer le « remplissage » des machines (avec en fond, donc, la problématique des verrous : qui, de l'usager ou du professionnel, va gérer ce fatras de cadenas ?) Est-ce que la bibliothèque va proposer des livrels pré-chargés (mais alors, pré-chargés avec quoi) ? Est-ce que l'usager va emprunter un livrel vide, charge à lui de le remplir (mais comment ? Où ? Et encore une fois, avec quels textes ?)

Cette question, évidemment, en appelle une autre : qui va s'occuper des livrels au sein de la bibliothèque ? Quelle sera son appropriation par les équipes ? Cet OLNI (Objet Lisant Non Identifié) sera-t-il pris en main par l'ensemble des équipes, et considéré non pas comme un outil expérimental vaguement réservé à quelques geeks allumés, mais dans ce qu'il est réellement : un nouveau support sur lequel tout est à inventer ?

 

Le facteur humain

Finalement, à bien y regarder, de par le livrel, c'est toute la bibliothèque qui est interrogée dans son rapport aux évolutions technologiques et de société, et dans sa réactivité par rapport à ces évolutions. De par le livrel, c'est également la bibliothèque dans sa gestion des ressources humaines qui est questionnée. De par le livrel, enfin, c'est la mission même de la bibliothèque qui est remise en question. Parce que cette mission semble ne plus être tant prêter des documents physiques que gérer des accès, ce qui, assurément, change considérablement la donne...

Comme souvent pour ce qui la concerne, la « technique » ne fait que questionner l'humain, ses manières de faire, ses manières de vivre, et ses manières de travailler en remplissant les buts qui sont les siens. Là où le livre de sable de Borgès est fait d'un nombre de pages infinies, le livrel est, d'abord, support d'un nombre de questions presque infini. Mais attendre d'y répondre pour commencer à apprivoiser cet outil n'est assurément pas la bonne méthode : ces questions-là ne se résolvent que dans le faire.


Daniel Bourrion
Bibliothèque Numérique – SCD Université d'Angers