Éditorial de Bibliothèque(s) n°73 - Version intégrale

 

À numéro spécial, édito très particulier. Deux présidentes de l’ABF le signent de concert : vingt ans séparent leurs mandats et les deux congrès, Vichy 1994 / Paris 2014, les problématiques des programmes se faisant écho : cela signifie-t-il que nous tournons en rond ? C’est plutôt que les missions des bibliothèques évoluent constamment, exigeant une remise en question continuelle dans la pratique de nos métiers, de nos fonctions, de nos représentations. Une exigence, mais aussi une vraie richesse pour une profession loin d’être sclérosée.

Ces dernières semaines, les bibliothèques de jeunesse ont fait sans le vouloir la une de nombreux journaux et de sites Web, suite à des interventions de groupes activistes d’extrême droite qui  exigeaient le retrait des rayons de publications pour la jeunesse inappropriées selon eux. Il s’agissait de suivre les conseils d'activistes hyper conservateurs, dont «  le salon beige » : dans la lignée du Printemps français il prétend expurger les programmes scolaires et les fonds de bibliothèques de livres  tels « Tous à poil »1.

Cet épisode rappellera aux plus anciens de nos collègues l’ouvrage « Ecrits pour nuire »  de Mme Monchaux2, qui en 1986-1987,  dénonçait dans une liste d’ouvrages à proscrire une véritable entreprise de perversion de la jeunesse : des livres pour la jeunesse osaient évoquer l’homosexualité, des violences dans les familles, et d’autres réalités  que  cette dame prétendait  cacher aux jeunes. Cette offensive a connu quelques succès, vite balayés par les mouvements  plus profonds dans  la société3.

En 1995, les idéologues du Front national, mènent le combat, suite à l’offensive notamment menée par  Jean Yves Le Gallou qui traquait une liste de titres dans les bibliothèques pour « démontrer le clair engagement des collections vers la gauche ».

L’idéologue Yves-André Beck  voulut également censurer des livres en bibliothèques, et parvenus au pouvoir à Orange, leur politique se porta plus sur le « rééquilibrage » des collections dans les domaines philosophique et politique. Selon eux, les textes des penseurs et écrivains de droite n’étaient pas du tout représentés en bibliothèque. Offensive plus directement politique : ils mettaient en cause l‘objectivité et le pluralisme des collections, dans les mairies où cette frange extrême avait pris le pouvoir4

Voilà que certains voudraient reprendre cette antienne, et exiger le retrait des rayons de titres pour la jeunesse, et montrent sur toutes les télés ce petit ouvrage « Tous à poil », en détectant le contenu profondément marxiste ! Heureusement que le ridicule ne tue pas, car il faudrait d’urgence supprimer tous les livres d’histoire où Jeanne d’Arc se « déguise en homme » et en armure  enfourche son cheval pour aller rencontrer son roi, icône célébrée par les traditionnalistes !

Cet épisode sera probablement très vite oublié, sauf des éditions du Rouergue qui ont connu un succès inespéré. Il reste que le sujet revient trop régulièrement sur le tapis : des groupes s’auto-missionnent pour autoriser ou interdire à d’autres ce qu’eux-mêmes n’aiment pas.

Ce serait une mise en cause  de la libre expression, de la libre circulation des idées que les bibliothèques doivent promouvoir. Aux USA, les « banned books »  sont  de plus en plus nombreux chaque année, les acquisitions effectuées par les bibliothécaires sont contestées par des ligues de vertu conservatrices auprès des responsables politiques (les « boards »), s’appuyant sur des groupes de parents par exemple. L’ALA (Association des bibliothèques américaines) chaque année célèbre ces « banned books »  et soutient les bibliothécaires qui seraient attaqués, notamment avec le Noble Librarians Prize .

Chacun est libre de lire ou ne pas lire, d'écouter / de consulter tel ou tel titre ou ne pas le faire, au sein d’un choix éclectique que la bibliothèque se doit de proposer. Aux bibliothécaires  d'être attentifs à la constitution des collections, à leur politique d’acquisition, défendant toujours le libre accès à l’information pluraliste, pour les publics les plus divers. Il est crucial que ces principes qui régissent la constitution des collections soit promus et enseignés. C’est bien par une formation professionnelle de qualité que  cet aspect fondamental du métier sera préservé. Le Congrès de 2014 devra donc y consacrer une part, même si à l’heure des « bouquets » d'ebooks ou de périodiques, il semblerait que les bibliothécaires puissent se sentir un peu déchargés de ces questions, qu'ils aient moins de poids sur les acquisitions, titre à titre, puisque une partie des titres accessibles en ligne sont choisis par les fournisseurs.  

La communauté des bibliothécaires, locale ou associative, est au cœur de ces questions. L’adhérent d’une association professionnelle aujourd’hui est-il semblable à celui des années 90, ses motivations à rejoindre l’ABF ont-elles changé ? Le militantisme est-il vraiment abandonné, dépassé, voire méprisé ? L’association professionnelle semble pourtant avoir toute sa place dans la défense de valeurs, dans l’engagement quotidien pour un accès ouvert à l’information, dans les échanges et les travaux avec les interlocuteurs officiels et culturels. Cette place dans le débat professionnel ne peut être tenue avec efficacité que par une association forte en nombre, en idées, en actions… donc en adhérents.

Claudine Belayche - Présidente de l'ABF 1994 - 2000
Anne Verneuil - Présidente de l'ABF 2013 - 2015

Notes
1Tous à poil / Claire Franek et Marc Daniau - Ed. du Rouergue
2- Ecrits pour nuireMarie Claire MONCHAUX - Paris : Ed. UNI.1987
3- Voir cette critique
4- Sur Bibliothèques et censure, une intervention de JL Gautier Gentès , Inspecteur Général des Bibliothèques