PNB en France, interview du ministère de la Culture

 

Laurine Arnould, chargée de mission Numérique et bibliothèque au Service du livre et de la lecture répond aux questions de BIBLIOTHÈQUE(s).

BIBLIOTHÈQUE(s) : Le 10 novembre 2016, la Cour de justice de l'Union Européenne (CJUE) a statué sur la question du régime juridique du prêt du livre numérique, estimant qu'il doit être le même que pour le livre papier. Qu'en est-il aujourd'hui de sa transposition en France ?

Laurine Arnould : Il est important de préciser ce point qui a donné lieu à plusieurs mauvaises interprétations : la CJUE n’a pas exactement dit que le régime juridique du prêt du livre numérique doit être le même que celui du livre imprimé. En novembre 2016, en réponse à une question préjudicielle posée par une juridiction néerlandaise, la CJUE a rendu un arrêt qui ouvre aux États membres la faculté de mettre en place, dans le cadre de la directive de 2006 relative au droit de location et de prêt, une dérogation au droit d’auteur pour les opérations de « prêt » public de livres numériques, dès lors que le livre numérique a été acquis licitement par la bibliothèque et qu’il n’est mis à la disposition que d’un usager à la fois (modèle dit « one copy-one user »), de manière homothétique au prêt de livres imprimés. Cet arrêt n’appelle pas de transposition obligatoire ou automatique par les États membres de l’UE et aujourd’hui, la France, pas plus qu’aucun autre pays européen, ne prévoit d’introduire la faculté ouverte par cet arrêt dans son droit national. Il semble que même aux Pays-Bas, pays d’où a été posée la question préjudicielle, une telle demande n’est pas vraiment portée aujourd’hui.

BIBLIOTHÈQUE(s) : D'après-vous, le droit de prêt du livre papier est-il réellement adaptable voire à adapter pour le livre numérique ?

L. A. : Aujourd’hui, le « prêt » de livres numériques par les bibliothèques publiques est fondé sur le système classique d’autorisation des titulaires de droits : les éditeurs proposent des licences spécifiques pour autoriser les bibliothèques à mettre les livres numériques à disposition de leurs usagers pour un temps limité et mandatent leurs distributeurs pour prendre largement en charge l’infrastructure technique qui permet de sécuriser cette pratique (mesures techniques de protection – les « DRM » – notamment ). Dès lors qu’on essaie d’imaginer la manière concrète dont pourrait s’organiser le prêt de livres numériques dans le cadre d’une dérogation fondée sur les principes définis par la CJUE, on voit très vite toutes les difficultés juridiques et techniques qu’un tel système soulève. En effet, une dérogation au droit d’auteur est par définition étrangère au système des licences. Les opérateurs économiques ne proposeraient plus d’offres dédiées aux bibliothèques. Les bibliothèques devraient avoir un « accès licite » au fichier du livre numérique. Or il n’est pas évident que le fait d’acheter le livre numérique auprès d’un détaillant dans les conditions prévues pour les particuliers constituerait un « accès licite ». En effet, ces transactions s’accompagnent d’un contrat de licence entre l’éditeur et l’acquéreur et ce contrat restreint les utilisations possibles du fichier au cadre privé. Quand bien même cette première difficulté serait écartée, il reviendrait ensuite aux bibliothèques d’organiser de façon sécurisée leur activité de mise à disposition de ces fichiers, ce qui impliquerait de remplacer les mesures techniques de protection éventuellement apposées sur les fichiers et paramétrées pour des usages privés par d’autres mesures techniques de protection, dédiées celles-ci à la mise à disposition temporaire, avec un effet « chronodégradable ». Au-delà du fait que la loi protège les mesures techniques et que l’opération serait très fragile juridiquement, il est légitime de se demander combien de bibliothèques publiques disposent des moyens techniques et humains pour se livrer à de telles manipulations. Il va de soi qu’en cas de dissémination des fichiers, la responsabilité de la bibliothèque pourrait être directement engagée. Enfin, dans un tel régime de dérogation, l’activité de prêt numérique des bibliothèques serait cantonnée à un système très rigide ne permettant la mise à disposition qu’à un usager à la fois pour un fichier donné. Ce système, enserré dans les contraintes de l’imprimé, écarte toutes les potentialités et toutes les souplesses qui caractérisent les usages numériques. Dans ces conditions, il semble que la mise en place d’une dérogation au droit d’auteur dans les conditions fixées par l’arrêt de la CJUE pourrait avoir comme conséquences de placer les bibliothèques qui souhaitent proposer une offre de mise à disposition de livres numériques dans une situation de fragilité juridique, d’augmenter considérablement leurs responsabilités et leurs charges techniques et enfin d’entraver le développement de leur offre de services.

BIBLIOTHÈQUE(s) : Les institutions européennes ont aussi approuvé, le 15 avril 2019, la directive sur le droit d'auteur, confirmant certaines exceptions pour les bibliothèques. Où en est-on aujourd'hui de sa retranscription en droit français ?

L.A. : La directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique est en effet venue créer de nouvelles exceptions au droit d’auteur qui intéressent les bibliothèques. En premier lieu, elle demande aux États membres de prévoir des exceptions relatives à la fouille de textes et de données (ou TDM pour text and data mining). Son article 3 permet ainsi aux organismes de recherche et aux institutions patrimoniales, dont les bibliothèques, de procéder à des opérations de TDM, à des fins de recherche scientifique, sur des contenus protégés auxquels ils ont accès de manière licite. L’article 4 ouvre la même possibilité à toute personne accomplissant une activité de TDM sur des contenus protégés, quelle que soit sa finalité, sauf si les titulaires de droits s’y opposent au préalable. En application de l’article 5 de la directive, les États membres doivent par ailleurs prévoir une exception pour permettre, dans un but non commercial, les usages numériques des œuvres à des fins d’illustration dans le cadre de l’enseignement. Ils peuvent cependant prévoir que cette exception ne s’applique pas s’il existe sur le marché des licences adéquates autorisant ces usages et répondant aux besoins des établissements d’enseignement. La directive précise cette utilisation des œuvres à des fins pédagogiques ne peut être faite que sous la responsabilité d’établissements d'enseignement, mais qu’elle peut avoir lieu en dehors des locaux de ces derniers, par exemple dans des bibliothèques ou d'autres institutions du patrimoine culturel. L’article 6 de la directive prévoit une exception au bénéfice des institutions du patrimoine culturel, dont font partie les bibliothèques, pour la réalisation de copies à des fins de conservation du patrimoine. Cette disposition s’apparente à l’exception déjà prévue dans le code de la propriété intellectuelle français. Enfin, les articles 8 à 11 organisent une exception ou une limitation au droit d’auteur pour permettre aux institutions du patrimoine culturel de mettre à disposition à des fins non commerciales des œuvres indisponibles dans le commerce qui se trouveraient dans leurs collections, sauf si elles concluent une licence non exclusive avec un organisme de gestion collective représentatif des types d’œuvres et des types de droits faisant l’objet de la licence. Ces différentes dispositions vont faire l’objet d’une transposition en droit français par le biais d’une ordonnance qui sera prise en application d’une habilitation du Gouvernement à légiférer, prévue dans le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique. Ce projet de loi, qui fait l’objet d’un examen en procédure accélérée au Parlement, devrait être adopté dans le courant de l’été 2020 et l’ordonnance portant la transposition de la directive devra être prise dans les meilleurs délais afin de pouvoir respecter la date butoir de transposition fixée au 7 juin 2021.

BIBLIOTHÈQUE(s) : Comment le droit d'auteur rentre-t-il en compte dans l'économie du livre numérique ?

L.A. : Le droit d’auteur apparaît plus que jamais comme le garant de la création culturelle dans l’environnement numérique. Au niveau européen, la directive 2019/790 du 17 avril 2019 vise à maintenir un niveau élevé de protection du droit d’auteur en renforçant la position et la rémunération des ayants droit face aux plateformes présentes sur internet. De son côté, la Cour de justice de l’Union européenne est régulièrement saisie de questions préjudicielles visant à savoir comment interpréter le droit d’auteur dans l’environnement numérique. Dans ce cadre, la Cour a récemment apporté un éclairage important pour l’économie du livre sur la question de la fourniture de livres électroniques par téléchargement (CJUE 19 décembre 2019, aff. C-263/18, Tom Kabinet). La Cour a considéré que l’offre à la vente de livres électroniques « d’occasion » ne relève pas du droit de distribution, soumis à la règle d’épuisement, mais du droit de communication au public pour lequel l’épuisement est exclu. En réservant l’application de cette règle d’épuisement à la distribution d’objets physiques, le juge européen préserve ainsi la possibilité pour les ayants droit d’obtenir une rémunération appropriée dans l’environnement numérique. En effet, dans la mesure où les copies dématérialisées de livres numériques ne se détériorent pas avec l’usage, elles constituent donc, sur un éventuel marché de l’occasion, des substituts parfaits des copies neuves. En France, la filière du livre, où pourtant la valeur se dégage encore pour l’essentiel de l’exploitation imprimée, a été l’une des premières à faire évoluer le droit d’auteur pour s’adapter aux évolutions technologiques et aux nouveaux usages en découlant. La réforme du contrat d’édition opérée sur le fondement de l’ordonnance du 12 novembre 2014 permet ainsi d’accompagner les mutations de l’édition à l’heure du numérique, en permettant des relations contractuelles équilibrées entre auteurs et éditeurs. La réforme de 2014 a introduit une disposition particulièrement novatrice, liée au caractère évolutif des modèles économiques de diffusion numérique, en prévoyant que le contrat d’édition doit comporter une clause de réexamen des conditions économiques de la cession des droits d’exploitation numérique. Il est intéressant de relever que la méthode d’institution des règles évolue aussi pour tenir compte du contexte numérique. Compte tenu du caractère incertain des évolutions induites par les technologies numériques dans le secteur de l’édition, il est souhaitable que l’élaboration normative puisse répondre à un souci de souplesse et d’évolutivité. Pour cette raison, la loi renvoie à un accord interprofessionnel entre les organisations représentatives des auteurs et des éditeurs du secteur du livre le soin de préciser les modalités d’application des nouvelles règles.

BIBLIOTHÈQUE(s) : Comment cela fonctionne-t-il dans un écosystème comme PNB (Prêt numérique en bibliothèque) ?

L.A. : PNB offre à la fois un cadre légal et un cadre technique pour la mise à disposition de livres numériques en bibliothèque. PNB désigne à la fois un projet interprofessionnel, un modèle économique et un dispositif technique d’échange de données. La société Dilicom, opérateur technique et tiers de confiance du projet, coordonne les échanges et les transactions entre les différents acteurs de la chaîne du livre (les éditeurs via leurs distributeurs, les libraires et les bibliothèques) grâce à une interface technique permettant de raccorder les différents systèmes d’information. Du point de vue du droit d’auteur, PNB repose sur un modèle contractuel : les éditeurs négocient les droits de commercialisation des livres numériques avec les auteurs ou leurs ayants droit et fixent ensuite le prix et les conditions d’utilisation pour les bibliothèques publiques. Au regard de la loi sur le prix du livre numérique, ce prix est fixe et correspond à une offre spécifique en direction des bibliothèques et avec des conditions d’accès précises (nombres de prêts et d’utilisateurs simultanés autorisé, durée maximale d’accès au titre). Depuis 2014, de plus en plus de réseaux de bibliothèques adhérent à PNB et les usages augmentent progressivement. L’arrivée de la nouvelle DRM LCP dans PNB offre également des perspectives intéressantes pour faciliter les usages du livre numérique et pour augmenter le nombre de titres disponibles. D’autres marges d’amélioration de PNB sont encore souhaitables. Les éditeurs travaillent à enrichir cette offre, qui couvre déjà très largement la production ; il est aussi à espérer que le dialogue entre bibliothécaires et éditeurs puisse améliorer les conditions d’accès, pour les adapter encore mieux aux attentes des bibliothèques, aux petites comme aux grandes.