Le Prêt Numérique en Europe – Révolution Ratée, Évolution Continue

 

Par Stephen WYBER, manager, Affaires Publiques et Plaidoyer, IFLA

La première liseuse numérique a vu le jour il y a maintenant 23 ans et le modèle le plus connu, la Kindle a fêté ses 13 ans1. Malgré cela, la pratique du prêt numérique n’est toujours pas monnaie courante dans nos bibliothèques.

Aux États-Unis, la grande maison d’édition Macmillan est aux prises avec les bibliothécaires en raison d’un embargo sur les livres numériques récemment sortis2. En Allemagne, l’Association allemande des bibliothèques se trouve contrainte de défendre la pratique du prêt numérique face à un rapport quelque peu douteux sorti par le lobby des éditeurs et des libraires3. Ce sont les symptômes d’un manque de consensus qui s’oppose à l’émergence d’un modèle stable, durable et d’application générale, notamment en Europe. Toutefois, face aux prix élevés établis par les maisons d’édition, et la demande des patrons, nous devons trouver pour notre intérêt un modèle plus stable. Cet article n’offre pas de solutions magiques, mais essaie plutôt de tracer les enjeux principaux dans le développement actuel du prêt numérique en Europe et d’exposer certaines priorités. Il ne faut cependant pas oublier que certaines actions ont déjà été tentées.

Une révolution ratée ?

Le 10 novembre 2016, la Cour de Justice de l’Union européenne a rendu une décision qui était censée marquer un tournant dans l’évolution du prêt numérique en Europe4. La question posée aux juges portait sur le droit des bibliothèques à traiter les livres numériques de la même façon que les livres papier et donc, de les prêter aux usagers selon les termes de la Directive Location-Prêt. Leur avis favorable promettait donc d’offrir de nouvelles possibilités aux bibliothèques, d’acquérir des livres numériques et de les mettre à la disposition des usagers. Cependant, il fallait que les termes du prêt numérique répondent aux mêmes conditions que celles du prêt de livres physiques, c’est-à-dire un prêt limité dans le temps, avec un seul utilisateur pour chaque copie détenue par la bibliothèque à un moment donné, également appelé « UCUU, Une Copie pour Un utilisateur », tout cela soumis au paiement du droit de prêt5. On s’attendait alors à une expansion significative de l’offre de livres numériques dans les bibliothèques dorénavant libérées des restrictions liées au nombre de prêts possibles par exemplaire numérique ou au temps de prêt. Finies aussi les limitations sur la gamme de livres disponibles aux bibliothèques, dont les livres les plus récents et populaires – ceux que demandaient les usagers – étaient souvent absents.

Toutefois, la révolution n’est pas arrivée.

Cela venait en partie du fait que le jugement était censé clarifier, dans le contexte d’une négociation, si les bibliothèques pouvaient prêter des livres numériques sans contrat spécifique avec les éditeurs sous le modèle « UCUU ». Ce contrat, n’est pas particulièrement adapté, du moins pour les livres les plus récents qui font l’objet d’une forte demande au moment de leur acquisition, mais dont la popularité et la demande finissent par s’essouffler, c’est pourquoi, un modèle plus flexible serait plus intéressant. Toutefois, et cela n’est mieux que rien, ce modèle pouvait servir de recours ultime, faute d’accord avec les éditeurs sur le plan national. Comme nous le verrons, un accord est survenu deux ans plus tard.

Le jugement de la Cour, en décidant que la Directive Location-Prêt (qui date de 1992) devrait s’appliquer6, n’a pas mesuré les problèmes d’adaptation d’une loi initialement pensée pour le prêt de livres physiques et non numériques. Or les livres numériques sont généralement considérés comme un service plutôt que comme des biens et font donc l’objet de contrats qui peuvent réguler les actions des utilisateurs, y compris le prêt. Le principe selon lequel les contrats priment sur la loi, une interdiction de prêt (ou même la non-mention du prêt sur une liste exhaustive d’usages permis), renforcé par les mesures technologiques de protection, s’avère donc contraignante. Ainsi, la révolution n’a pas eu lieu, même si cette décision a facilité une sorte de résolution aux Pays-Bas, et a ouvert une nouvelle piste (limitée) pour les bibliothèques. Néanmoins, elle a permis de mettre en relief les grands enjeux du prêt numérique en Europe.

Des enjeux émergeants

La tentative d’appliquer les règles de l’ère analogique au prêt numérique n’a pas offert de solution définitive. Trouver un modèle durable nécessite la considération de d’autres enjeux. Le premier enjeu concerne la rémunération lié au prêt numérique en bibliothèque. Jusqu’ici, seuls les Pays-Bas, le Danemark et le Royaume-Uni ont tenté de mettre en place des systèmes de rémunération, mais dans le cas des deux premiers, le modèle de prêt n’est pas celui envisagé par le jugement de la Cour, mais plutôt « Une Copie, Plusieurs Utilisateurs ». Au Pays-Bas, les éditeurs ont refusé de partager avec les auteurs leurs revenus issus du droit de prêt, le gouvernement a donc dû trouver un nouveau financement pour enfin obtenir leur accord pour une extension du prêt numérique7. Il n’y a qu’au Royaume-Uni où le modèle « UCUU » est à l’œuvre, mais là encore les auteurs sont soumis aux conditions dictées par les éditeurs. Dans ces pays les revenus touchés par les éditeurs et reversés aux auteurs ne sont pas communiqués et cela reste très opaque. Pour l’IFLA (et la Cour), les paiements en contrepartie du droit de prêt ne devraient s’appliquer que dans le cas des livres numériques achetés, c’est-à-dire non soumis à un abonnement et utilisés selon le modèle « UCUU ». Quand il y a obligation de rachat après un certain temps ou selon le nombre de prêts, les bibliothèques ne devraient pas à nouveau payer des droits aux auteurs, c’est à l’éditeur de verser cette somme8. Une solution durable à la question du prêt numérique dépend d’une solution crédible et juste concernant la rémunération des auteurs. Le deuxième enjeu relève du caractère anti-concurrentiel dû aux ouvrages numériques mis à disposition des bibliothèques par les éditeurs. En effet, certains éditeurs ne proposent pas l’ensemble de leur catalogue en version numérique, ce qui peut dans certains cas empêcher les bibliothèques de mener à bien leur mission d’intérêt général, car elles ne sont pas en capacité de constituer un fonds numérique aussi diversifié que leur fonds physique.

Au Royaume-Uni par exemple, seul 77,5 % des livres numériques disponibles sur le marché peuvent être prêtés par les bibliothèques9. Il s’agit d’une question sensible en Allemagne où l’Association nationale a bien indiqué un lien possible entre l’étroitesse de l’offre et le fait qu’une bonne partie de la population n’accède pas à la lecture numérique par le biais des bibliothèques10.

Au Danemark, il n’a été possible de conclure un accord entre la plateforme de prêt (eReolen) et les éditeurs qu’après de longues négociations limitant le prêt numérique aux livres les plus récents qui se retrouvent sur une « black-list »11. Et il a été reproché aux bibliothèques de se focaliser sur l’acquisition numérique des ouvrages récents et des «best-sellers » au détriment des autres livres. Le plus important étant de proposer une collection numérique diversifiée, reflétant la population et ses intérêts12.

D’ailleurs, les bibliothèques néerlandaises ont dû accepter que la meilleure offre proposée par les éditeurs soit un accès sans contrainte à tous les livres numériques pendant 6 à 12 mois, et cela en partie grâce à une pression politique émise par le gouvernement13. Une solution nécessiterait ici la mise en place d’un principe de tarif et de termes justes pour les bibliothèques lors de l’acquisition et au moment des prêts de livres numériques, avec idéalement, une possibilité de les prêter immédiatement sous le modèle « UCUU ».

Ceci soulève un troisième enjeu qui montre à quel point limiter l’accès aux livres pour les bibliothèques représente un frein injustifiable au droit d’accès à la culture pour ses usagers. Ce souci d’égalité d’accès marque bien les discussions en Allemagne par exemple.

Actuellement, en Finlande, le combat porte sur un égal accès dans tout le pays à une offre diversifiée de livres numériques, car celles-ci varient fortement d’une commune à l’autre, beaucoup de lecteurs se trouvent lésés par rapport à d’autres. Une nouvelle plateforme devrait ouvrir prochainement offrant une solution partielle14. La recherche d’un équilibre, entre un rapide accès aux parutions récentes et la proposition d’une collection numérique variée répondant aux attentes d’une population diversifiée n’est pas nouvelle. Et cet équilibre peut être atteint grâce aux bibliothèques et à leurs missions. Enfin, les débats sur le prêt numérique souffrent souvent d’un manque d’informations. Ceci est en partie dû au fait que ces informations sont détenues par des tiers, telles les plateformes, qui n’y donnent pas accès pour des raisons commerciales. Les éditeurs ont donc l’impression que sans les bibliothèques, ils vendraient davantage et les bibliothèques ont des dépenses souvent plus élevées que pour les livres physiques. Les recherches du eLending Project, menée par une équipe de chercheurs australiens, offre un panorama des pratiques des éditeurs sur ce marché, permettant ainsi de comparer la situation dans différents pays anglophones et d’une maison d’édition à une autre. Les résultats soulignent à quel point le comportement des éditeurs semble manquer de logique ou de cohérence d’un pays à un autre, ou même d’une plateforme à une autre. Ils montrent aussi, par exemple, que malgré une demande moins importante, les éditeurs ne donnent pas accès aux livres plus anciens à des termes plus favorables. L’étude du Boersenverein essaie de montrer que l’effet du prêt numérique sur les ventes serait négatif, mais n’y parviennent qu’en écartant des données qui montrent le contraire15. Le Panorama Project en Amérique du Nord (soutenu par OverDrive) cherche à montrer des résultats plus positifs16. C’est pourquoi la recherche et la création de données sur ce marché est essentielle et nécessaire au bon développement du prêt numérique en bibliothèque afin de faire taire tous soupçons.

En somme, la situation des bibliothèques européennes en matière de prêt numérique est marquée par la diversité, influencée différemment par des enjeux qui se présentent comme le droit de prêt, l’application des principes de la concurrence, les priorités des bibliothèques même, et la pauvreté d’information actuellement disponible.

Conclusion

Il est peut-être difficile d’arriver à une conclusion, vu que les débats sur le prêt numérique sont encore en cours. Il est toutefois clair que plutôt qu’une révolution, nous voyons une évolution à vitesse variable d’un pays à l’autre. Une telle divergence peut permettre l’expérimentation et la découverte de solutions novatrices, mais à long terme, il serait souhaitable de voir disparaître les inégalités en matière d’accès aux livres électroniques. Pour ce faire, des actions sur le plan européen pour compléter le travail des juges à la Cour de justice pourraient s’avérer nécessaires, notamment pour protéger le droit de prêt et les mesures technologiques de protection évoqués dans les contrats avec les éditeurs. Ceci ne ferait que répliquer la situation avec les exceptions pour la fouille de texte et de données, et pour la préservation dans la nouvelle Directive sur le droit d’auteur. Aux États-Unis où des mesures en matière de concurrence ont été prises peuvent représenter des pistes à étudier en Europe. La pratique du « Controlled Digital Lending », s’il n’est pas jugé illégal (les menaces d’action en justice se sont jusqu’ici avérées vides) renforcerait la position des bibliothèques dans les négociations en leur donnant la possibilité de prêter des copies numérisées des livres quand les maisons d’édition ne veulent pas leur vendre des livres numériques17. Les prochaines années s’annoncent donc plutôt mouvementées en termes de nouveaux modèles de prêt numérique testés dans la pratique acr il y a un fort besoin de visibilité du côté des bibliothèques afin d’obtenir de meilleures offres pour leurs usagers.

 


1 WIKIPEDIA. E-reader.

2 AMERICAN LIBRARY ASSOCIATION. ALA persists with the #EBooksForAll advocacy campaign: “Macmillan must lift the embargo”. 25 janvier 2020.

3 DEUTSCHE BIBLIOTHEKSVERBAND. Bibliotheken müssen in die Deutsche Nachhaltigkeitsstrategie 2020 aufgenommen warden. 14 février 2020.

4 COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE. Arrêt C-174/15, Vereiniging Openbare Bibliotheken vs Stichting Leenrecht.

5 Cf. par exemple IFLA, Literacy and a Love of Reading Boosted by European Judges’ eBook Decision, 10 November 2016.

6 Directive 2006/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d'auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle.

7 IFLA. Deal on eLending in the Netherlands: Interview with the Dutch Public Library Association. 31 October 2018.

8 IFLA (2019). Best Practice for Establishing A Public Lending Right System that Supports Authors and Libraries and Enables Literacy and Learning (Annex to the 2016 IFLA Position on Public Lending Right).

9 LIBRARY ELENDING PROJECT.

10 DEUTSCHE BIBLIOTHEKSVERBAND. Bibliotheken müssen in die Deutsche Nachhaltigkeitsstrategie 2020 aufgenommen warden. 14 février 2020.

11 IFLA. A Happy Ending: Interview with Mikkel Christoffersen on eLending in Denmark. 8 février 201.

12 IFLA. A Happy Ending: Interview with Mikkel Christoffersen on eLending in Denmark. 8 février 2019.

13 IFLA, Deal on eLending in the Netherlands: Interview with the Dutch Public Library Association, 31 October 2018.

14 HELMET.FI. A Joint Finnish eLibrary to be Prepared. 30 janvier 2020.

15 IFLA. Buy, Borrow or Both? What the Boersenverein’s Survey of eLending Does and Doesn’t Tell Us. 14 février 2020.

16 PANORAMA PROJECT.

17 IFLA. Controlled Digital Lending: an Interview with Jonathan Band. 22 January 2019.